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Mercredi 25 février, 20 h 30

 

— Merci, fit Zoe avant de refermer son téléphone portable d’un claquement sec.

Scott démarra le monospace et demanda d'une voix lasse :

— On va où ?

— L'hôpital du comté. Elle vient d'y arriver, en compagnie de l'inspecteur Reagan.

Scott lâcha un soupir et mit le clignotant.

— Laisse-moi deviner. Tu tiens ça d'une de tes sources, c’est ça ?

— Une employée qui travaille à l'accueil de l'hôpital, répondit Zoe. Mayhew est déjà venue, plus tôt dans la journée. Mais cette fois, on ne va pas la rater...

— Super, marmonna Scott.

Zoe lui jeta un regard noir.

— Conduis et tais-toi, Scott, dit-elle d'un ton cinglant.

 

 

Mercredi 25 février, 20 h 45

 

Kristen alla se coller à la vitre de l'unité de soins intensifs. Le cœur serré, elle observa un instant le corps inerte de Vincent, allongé dans un lit d'hôpital. Abe et elle étaient sortis manger un morceau, et, sans qu'elle ait eu à le lui demander, il avait roulé droit vers l'hôpital.

— Merci, murmura-t-elle.

— Mais c'est tout naturel, dit Abe. Pourquoi me remercies-tu ?

Elle sentait les vibrations de sa voix grave dans son dos, tandis qu'il se tenait derrière elle, la serrant fort contre lui, dans une attitude remplie d'affection. Elle s'adossa à lui, sentit ses cheveux accrocher la barbe naissante qui ornait son menton. Pour la première fois depuis des années, elle était sortie de chez elle sans chignon. Parce qu'il le lui avait demandé, et qu'elle n'avait pas voulu lui refuser cette petite faveur.

— Parce que tu as pensé à m'amener ici, répondit-elle. Je sais que tu n'aimes pas les hôpitaux.

— Comment le sais-tu ?

— Figure-toi que je m'en suis aperçue, dans l'ascenseur, quand tu n'as pas cessé de marmonner...

— Excuse-moi, mais c'est... plus fort que moi.

— Qu'importe, fit-elle. Merci de m'avoir amenée voir Vincent. C'est un geste que j'apprécie.

Elle le vit réprimer un haussement d'épaule.

— Je savais que tu t'inquiétais pour lui, dit-il.

— Et merci aussi de m'avoir permis d'entrer ici.

Au début, on lui avait en effet refusé l'accès à l'unité de soins intensifs, au motif qu'elle ne faisait pas partie de la famille du patient. Mais Abe avait exhibé son insigne, et cela avait suffi à convaincre le personnel de les laisser passer.

Elle lâcha un profond soupir en se tournant vers Vincent, toujours immobile sur son lit.

— Je n'ai jamais pensé à Owen et à Vincent comme à des personnes âgées, reprit-elle d'un ton pensif. Mais, je me rends compte maintenant qu'ils ne sont plus tout jeunes...

Une infirmière parut et dit d'une voix sévère à Abe :

— Les heures de visite sont passées depuis longtemps inspecteur. Il faut que vous partiez, maintenant.

Elle haussa un sourcil avant d'ajouter :

— A mois que vous n'ayez des questions à me poser…

— Non, répliqua Kristen calmement. Vous nous avez dit que son état était stationnaire. Nous n'avons rien de plus à vous demander.

— Attendez ! J'ai une question, moi... Quelqu'un est-il venu lui rendre visite ? demanda Abe, adoptant sa voix de flic.

Kristen se tourna vers lui d'un air surpris.

— Deux hommes, mais ni l'un ni l'autre n'était de la famille du patient, répondit l'infirmière.

— Deux hommes ? s'exclama-t-elle. L'un d'eux était sans doute Owen Madden... Mais qui donc était l'autre ?

— Il n'a pas laissé son nom. Et il avait l'air affolé.

— Pouvez-vous nous le décrire ? s'enquit Abe.

Le regard de l'infirmière s'adoucit.

— Vingt-cinq ans environ, blanc, visiblement atteint d'une forme légère de trisomie. Il m'a dit qu'il avait entendu parler de l'agression de son ami aux infos. J'aurais bien voulu le laisser entrer, mais...

Kristen baissa la tête d'un air affligé.

— Timothy..., murmura-t-elle.

Abe lui souleva le menton pour la regarder dans les yeux.

— Tu le connais ?

— Il travaillait en cuisine chez Owen. Il a démissionné il y a un mois, quand sa grand-mère est tombée gravement malade.

Abe plissa les yeux.

— Quand a-t-il démissionné ? A quelle date exactement, Kristen ?

— Je ne sais pas. A la mi-janvier, peut-être.

Elle comprit subitement où il voulait en venir, et secoua énergiquement la tête.

— Impossible, Abe, dit-elle. Il est absolument impossible que Timothy soit impliqué dans une affaire de ce genre.

— La mi-janvier, Kristen... C'est quand même une drôle de coïncidence.

— Si vous parlez de votre justicier, intervint l'infirmière, j’aurais tendance à être d'accord avec Mlle Mayhew. D'après ce que j'ai lu dans les journaux, ce tueur est très intelligent... Froid et calculateur. Alors que Timothy a beau être tout à fait à l'aise dans sa vie, c'est un handicapé mental, quand même…

Abe fronça les sourcils.

— Je sais, fit-il. Mais je hais les coïncidences. S'il revient, vous pouvez m'appeler ?

L'infirmière prit sa carte de visite et répondit :

— Bien sûr.

 

 

Mercredi 25 février, 21 h 05

 

La sonnerie de l'ascenseur retentit dans le hall de l'hôpital, annonçant que Reagan et Mayhew étaient de retour au rez-de-chaussée. Zoe plissa les yeux en voyant Reagan poser le bras sur l'épaule de Mayhew, au moment de sortir de la cabine. Elle s'était bien doutée qu'il y avait anguille sous roche, et que ce Reagan ne se contentait pas de surveiller la maison de Mayhew. A présent, elle réfléchissait à toute allure, pour déterminer quel profit elle pourrait en tirer.

— Les voilà, siffla-t-elle. Tu es prêt, Scott ?

— Comme toujours, dit-il sans enthousiasme.

Zoe se porta à la rencontre du couple, tout en jaugeant ses réactions. Le regard de Mayhew luisait de rage, et Reagan serrait les dents.

Parfait, parfait...

— Mademoiselle Mayhew, pouvez-vous nous dire quelque chose sur l'état de Vincent Protemski ? demanda-t-elle.

— Non.

Mayhew et Reagan se dirigèrent d'un pas pressé vers la porte, et Zoe leur colla aux basques en brandissant son micro.

— Comment réagissez-vous aux récentes allégations de manquement à l'éthique visant John Alden ?

Mayhew s'arrêta net, imitée par Reagan, et lui jeta un regard totalement incrédule, stupéfaite par le culot de la journaliste. Elle secoua la tête, faisant valser ses boucles rousses.

— Pas de commentaire, mademoiselle Richardson, lâcha-t-elle sèchement. A présent, si vous voulez bien nous excuser...

Ils se remirent à marcher vers la porte, mais Zoe avait perçu un léger tremblement dans la main de Mayhew, et elle avait appris, à force de la suivre partout, que c'était un signe de stress chez la substitut. Mayhew avait peut-être l'air pleine d'assurance et de sang-froid, mais ce n'était qu'un masque. Et ce masque était sur le point de tomber.

— Est-il exact que votre ami a failli mourir à cause de vous ? Vous sentez-vous responsable ? Eprouvez-vous des remords, en sachant qu'il va probablement vivre comme un légume jusqu'à la fin de ses jours ? demanda Zoe dans le dos de Mayhew.

Une fois de plus, Mayhew se figea. Mais, lorsqu'elle se tourna vers Zoe, ce n'était plus de l'incrédulité que celle-ci lut dans son regard, c'était de la haine. De la fureur à l'état pur. Zoe attendit la réponse, en jubilant intérieurement. Elle avait enfin trouvé une faille chez Mayhew.

Celle-ci fit un pas vers elle, mais Reagan la retint discrètement par l'épaule.

— Kristen, dit-il sans hausser le ton, mais assez fort pour être entendu. Cette garce n'en vaut vraiment pas la peine.

Pendant un instant, Zoe crut, à sa grande déception, que Mayhew allait suivre ce sage conseil. Mais elle continua à avancer d'un pas menaçant.

— Premièrement, mademoiselle Richardson, le terme correct, c’est « état végétatif prolongé », et je suis sûre que les familles des malades souffrant de cet état apprécieraient que vous ayez un peu plus d'égards pour ces malheureux. Deuxièmement, vous jouissez d'un grand pouvoir, grâce à ce micro que vous brandissez à tout va — ainsi que vous, monsieur, avec cette caméra. On pourrait espérer que vous mettiez ce pouvoir au service de la justice, plutôt que de jeter continuellement de l’huile sur le feu !

Ayant dit cela, elle pivota sur ses talons et se remit à marcher vers la porte, escortée par Reagan. Il avait passé un bras possessif et protecteur sur l'épaule de Mayhew, et Zoe vit que celle-ci s'appuyait contre lui pour ne pas chanceler.

Pendant un très bref instant, Zoe regretta de n'avoir personne dans sa vie sur qui compter. Mais la colère dissipa ce regret.

Cette sale petite garce pontifiante allait le payer cher.

— Arrête de filmer, ordonna-t-elle à Scott.

Ce dernier abaissa sa caméra, sans quitter Mayhew des yeux. Zoe lut dans le regard de Scott une sorte de respect, ce qui ne fit qu'exacerber sa fureur.

— Et boucle-la ! ajouta-t-elle.

Et elle hâta le pas pour passer devant lui.

Elle avait un sujet a préparer.

 

 

Mercredi 25 février, 22 h 30

 

— Mais qui est Leah Broderick ? Dites-le-moi, je vous en supplie ! s'écria Hillman.

Il regarda le juge avec mépris. Ce magistrat faisait preuve de tant d'arrogance lorsqu'il siégeait au tribunal, imbu de son pouvoir ! A présent, alors que sa vie était en danger, le juge Hillman n'était plus qu'une loque impuissante. Le tueur aurait aimé que Leah le voie ainsi.

Il avait transféré Hillman de la camionnette au sous-sol de sa demeure avec une relative facilité. Hillman avait résisté lorsqu'il l'avait allongé sur la table, mais un grand coup de matraque sur le crâne l'avait persuadé de se tenir tranquille. Le coup l'avait assommé, et il avait perdu connaissance pendant un long moment. Quand il s'était réveillé, il avait longuement tiré sur ses liens pour tenter de s'en dégager. En vain, bien sûr. Puis il s'était mis à implorer la pitié de son ravisseur. Et celui-ci tirait une grande satisfaction de voir ce haut personnage s'humilier ainsi devant lui.

Il sortit son pistolet de sa poche et, ignorant les supplications de son prisonnier, il lui logea une balle dans le genou gauche Hillman poussa un hurlement. Son corps tout entier vibrait de douleur. Il se mit à sangloter, et le tueur regretta une fois de plus que Leah ne soit pas là pour assister à la scène.

— Simple précaution, juge Hillman, dit-il en ajustant son arme de nouveau. Je ne veux pas que vous me filiez entre les pattes.

Le genou droit éclata avec la même force lorsque la balle le transperça. Hillman poussa un autre cri, plus strident encore que le précédent. Le tueur se pencha pour examiner son ouvrage. Le sang coulait abondamment des deux genoux brisés. Il les pansa avec de la gaze.

— Je ne veux surtout pas que vous vous vidiez de votre sang, juge Hillman. Enfin, pas encore... Je reviendrai vous voir plus tard. En attendant... disons que je vous ai préparé une petite surprise.

Il alluma la chaîne hi-fi et reprit :

— J'ai pris la liberté d'enregistrer les minutes d'un certain procès. Ecoutez bien... Vous saurez ainsi de quoi vous vous êtes rendu coupable.

Puis il monta à l'étage pour s'allonger sur son lit, totalement épuisé. Il fallait qu'il dorme quelques heures avant de reprendre sa traque.

 

 

Mercredi 25 février, 23 h 40

 

— Comment va Kristen ? demanda Mia.

— Elle va bien, répondit Abe.

Mieux que bien, songea-t-il.

— Elle nous attend dans l'open space, précisa-t-il.

Mia lui jeta un regard narquois.

— J'espère, fit-elle, que je ne vous ai pas dérangé, en appelant aussi tard...

Abe secoua la tête, tout en s'efforçant de ne pas sourire d'un air de triomphe.

— Pas vraiment, dit-il d'un ton détaché. Je somnolais.

Allongé à côté de Kristen, dans son lit... Les mains posées sur ses seins nus.

La vie était belle.

Mia plissa les lèvres d'un air sceptique avant de demander :

— Sur le canapé de Kristen.

— Exactement ! répondit-il d'un air enjoué, en mentant avec aplomb.

Il vit Mia contenir un sourire et désigna la vitre qui séparait le couloir de la salle d'interrogatoire.

— Qui est là-dedans ?

— Craig Dunning, le chauffeur et garde du corps du juge Edmund Hillman...

— Qui est porté disparu.

Mia hocha la tête.

— Ouais...

Elle ouvrit la porte de la salle et s'assit à côté de l'homme qui tripotait nerveusement sa casquette de chauffeur.

— Monsieur Dunning, je vous présente mon partenaire.

— Inspecteur Reagan, fit Abe en lui tendant la main.

Celle de Dunning était moite, mais sa poigne était puissante.

— Je vous ai vu à la télé, dit-il.

— C'est la rançon de la gloire, répondit Abe d'un ton caustique. Alors, quand avez-vous vu le juge Hillman pour la dernière fois ?

Visiblement mal à l'aise, Dunning gigota sur son siège.

— Dans le parking de l'agence de location de limousines.

Mia leva les yeux au ciel et lança :

— Allons, allons, Dunning, il se fait tard. Dites-nous tout ce que vous savez.

Dunning lui jeta un regard furieux, mais il obtempéra :

— Tous les mercredis, je vais chercher le juge Hillman au tribunal et je l'emmène à l'agence. Là, dans le parking, on échange nos véhicules. Il prend ma vieille Dodge et je reste dans la limousine jusqu'à son retour. Ce soir, il n'est pas revenu.

Mia agita la main avec impatience :

— Mais où va-t-il comme ça ?

Dunning hésita avant de répondre :

— Voir sa bonne amie...

Abe secoua la tête.

— D'abord Alden, et maintenant Hillman... Ces gens-là ne couchent-ils donc jamais avec leurs femmes ? dit-il avec une pointe d'ironie dans la voix. Bon, monsieur Dunning, donnez-nous davantage de détails. A quelle heure le juge revient-il, d'habitude ? Et savez-vous où il retrouve sa maîtresse ? Quel est le nom de cette femme, d'ailleurs ?

— Elle s'appelle Rosemary Quincy, et ils se retrouvent dans un hôtel, à Rosemont. Il revient habituellement vers 18 h 30, 19 heures au plus tard.

Mia esquissa un sourire avant de reprendre son sérieux, ravalant visiblement une remarque moqueuse sur le peu d'endurance du magistrat.

— Et aujourd'hui vous avez attendu jusqu'à quelle heure ?

Dunning se remit à gigoter sur sa chaise.

— Jusqu'à 21 h 30. Ensuite, je suis rentré chez moi. Mais, à 22 h 30, Rosemary a appelé. Elle venait de sortir de l'hôtel et elle avait vu la voiture du juge — c'est-à-dire la mienne — toujours garée sur le parking de l'hôtel. Elle m'a dit que ça faisait des heures qu'il avait quitté la chambre, et qu'elle avait peur qu'il lui soit arrivé quelque chose. Avec tous ces meurtres, eu ce moment...

— Pourquoi ne nous a-t-elle pas appelés directement ? demanda Mia.

Dunning haussa les épaules.

— Elle espère que son nom ne soit pas mentionné.

— Ça, ça ne va pas être facile, intervint Abe. Et Mme Hillman ? Elle est au courant ?

— Au courant de quoi ? De la liaison du juge, ou de sa disparition ?

— Les deux, répliqua Mia.

— Je ne crois pas qu'elle sache, pour Rosemary. Elle aurait coupé les vivres à Hillman. Mais, pour la disparition, oui, elle est au courant. Elle m'a appelé vers 20 heures, et...

— Et vous lui avez dit qu'il n'était pas avec vous, compléta Mia, un brin agacée.

— Voilà... Ecoutez, je suis venu ici de mon plein gré. Je peux partir, maintenant ?

Abe lui tendit un calepin et un crayon.

— Ecrivez d'abord le nom de Rosemary et son numéro de téléphone. Ajoutez-y la description de votre véhicule et son numéro d'immatriculation. Ensuite, vous pourrez rentrer chez vous.

Il fit signe à Mia, et ils sortirent ensemble de la pièce. Après avoir refermé la porte, Abe observa Dunning derrière la vitre.

— Hillman n'est pas forcément en danger, dit-il sans trop y croire.

— Mme Hillman a pu le faire liquider, si elle a découvert l'adultère.

— Mais vous n'y croyez pas...

— Pas plus que vous.

Elle se passa la main sur le front et ajouta :

— Merde, j'en ai marre de cette affaire. Bon, maintenant, il faut éplucher la liste de Kristen.

 

 

Jeudi 26 février, 8 heures

 

Comme ils ont l'air sombre ! songea Kristen en parcourant la pièce du regard.

Il y avait de quoi. A présent, c'était un juge qui avait disparu. Le tollé était général dans la presse, et la profession judiciaire tout entière était au bord de la crise de nerfs.

Spinnelli se frotta les tempes avant de dire :

— J'espère que vous avez au moins trouvé un indice, près de la voiture...

— Pas l'ombre d'un indice, lâcha Jack en soupirant.

— Et aucun témoin, précisa Abe.

Kristen se racla la gorge.

— Je sais que vous en avez assez de mes listes, mais j'en ai dressé une autre, dit-elle. Fondée sur tous les procès d'agressions sexuelles où j'ai représenté l'accusation et où c'était Hillman qui siégeait. J'ai déjà questionné par téléphone certaines des plaignantes. La plupart de celles qui ont été déboutées sont encore terriblement en colère à l'égard de la justice. Mais aucune ne semble avoir vécu d'événement traumatisant, ces derniers mois.

— Il y a des noms qu'on a déjà vus passer ? s'enquit Mia.

— Un seul : Katie Abrams.

— La gosse de cinq ans qui « aguichait » le petit copain de sa mère, précisa Spinnelli avec amertume.

Ce déni de justice avait laissé des traces, et son évocation ne pouvait que raviver l'indignation des policiers présents autour de la table.

— C'est exact, acquiesça Kristen.

Elle se tourna vers Todd Murphy et poursuivit :

— Or, après le meurtre d'Arthur Monroe, Murphy, ici présent, a vérifié ce qu'il était advenu de la famille de Katie. La mère est en prison pour détention de stupéfiants. Katie se trouve dans une famille d'accueil. J'ai parlé avec l'assistante sociale. Elle m'a dit qu'elle avait vu Katie il y a quinze jours. C'est une bonne famille d'accueil, et Katie y est plutôt heureuse.

— Et les parents de cette famille d'accueil ? demanda Spinnelli. Vous vous êtes renseignés sur eux ?

— Ils ont des alibis en béton, Marc, répondit Murphy posément.

— Bon sang... grommela Spinnelli. Miles ? Quel est votre avis ?

— Ça dépend.

Westphalen leva la main, comme pour apaiser le mécontentement de Spinnelli.

— Soit, reprit-il, il a choisi Hillman au hasard, soit il en avait fait sa cible depuis longtemps. Il n'a pas frappé depuis qu'il a raté Carson, lundi soir. Cet échec l'a peut-être perturbé. Il est peut-être en train de nous faire savoir, à sa manière, pourquoi il se venge ainsi.

— S'il a choisi Hillman au hasard, parmi d'autres juges laxistes, sa disparition ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà, observa Abe. Mais, si c'est de Hillman qu'il voulait plus particulièrement se venger, peut-on considérer que sa « mission », et donc la série de meurtres, est terminée ?

— Moi, je suis sûre qu'il a un projet bien structuré, insista Kristen. Il est si méthodique. Il agit toujours selon le même schéma. Et il tue toujours au nom d'une victime.

— Et pour vous, aussi, lui fit remarquer Mia.

— Et pour moi, en effet... Il y a un rapport avec moi, même si l'on ignore lequel. Mais je ne viens qu'au second plan, si l'on peut dire. Il agit d'abord et surtout au nom des victimes. Je suis peut-être influencée par les conversations que j'ai eues avec elles, au cours des derniers jours, mais ce sont toujours les mêmes griefs qui reviennent dans leur bouche. Elles en veulent au système judiciaire dans son ensemble. Elles en veulent aux criminels, mais aussi à leurs avocats, au juge et à moi. Elles ont du mal à faire le distinguo.

— Qu'en déduisez-vous, Kristen ? demanda Jack. Quel est le lien entre ces meurtres et le juge Hillman ? Katie Abrams ?

Kristen secoua la tête.

— Je ne crois pas, répondit-elle. D'abord, il ne semble pas y avoir eu d'événements déclencheurs de ce côté-là. Ensuite, personne ne se souciait assez de Katie, dans son déplorable entourage, pour la venger. Sa mère elle-même a soutenu Monroe, malgré l'atrocité de ses actes. C'est d'ailleurs pour cela que cette affaire était si sordide... Non, je crois qu'il s'agit de quelqu'un d'autre.

— Peut-être que nous échafaudons des hypothèses trop subtiles, dit calmement Mia. Il a peut-être simplement lu des articles sur vous dans les journaux, Kristen. Ça a pu l'inciter à vous faire parvenir des colis macabres et à vous dédier sa mission. Parce qu'il est dingue, tout simplement. Cela rappellerait la fascination de John Hinckley pour Jodie Foster [5]... Peut-être que vous êtes le seul lien entre tous ces meurtres, après tout...

— Que ce soit le cas ou non, nous n'avons aucune piste tangible, répondit Kristen. Parce qu'il a réussi à ne nous laisser comme indices qu'une balle et une empreinte partielle sur un gobelet...

Spinnelli soupira.

— Et la cabane que vous avez perquisitionnée hier ? Il y avait des empreintes, Jack ?

— Quelques empreintes partielles sur les cadres des photos, mais recouvertes d'une épaisse couche de poussière. On en a relevé aussi sur le journal qu'on a trouvé là-bas. Elles pourraient appartenir à n'importe qui. Mais on a vérifié quand même. Aucune de ces empreintes ne correspond à celle qu'on a trouvée sur le corps de Conti. Au dos de chacune des deux photos, il y avait une inscription. Sur l'une : « Famille Worth : Henry, Callie, Hank et Paul ». Et sur l'autre : « Hank et Genny, 1943 ».

Abe en prit note et dit :

— Ainsi, l'autre fils se nommait Paul. Ça colle avec le reste : l'employée des archives nous a dit que c'est un certain Paul Worth qui a hérité du terrain, à la mort de Henry, le père. Et nous savons, grâce à l'acte de mariage, que Genny a épousé un certain Colin Barnett. Nous savons aussi dans quelle paroisse ils se sont mariés, et à quelle date. Et nous avons une photo de Genny. Je suis d'avis de suivre cette piste. De toute façon, nous n'en avons pas d'autre...

— Il faut s'intéresser à Paul Worth, aussi, intervint Mia. C'est sans doute lui qui a conservé les vieux moules à balles de son père. Il faudrait le retrouver.

Abe acquiesça d'un sourire amer.

— Evidemment, c'est une piste plus concrète que de chercher un hypothétique fils biologique de Hank, né il y a plus de soixante ans, reconnu-t-il.

— Je crois que Mia a raison, dit Kristen. Je vais creuser du côté de Paul Worth. Si c'est bien lui, le propriétaire du terrain que vous avez visité hier, il doit payer une taxe foncière, et le fisc pourra me renseigner.

— Bien, fit Spinnelli après avoir noté tout cela sur son tableau blanc. Quoi d'autre ?

Ce fut Murphy qui répondit :

— Marc m'a demandé de consulter le casier judiciaire de délinquant juvénile d'Aaron Jenkins. Jenkins a été jugé pour agression à caractère sexuel. Il a essayé de violer une fille sous l'escalier de son collège, il y a sept ans. Mais elle ne figure pas sur votre liste de victimes, Kristen. J'ai vérifié. Elle se nomme June Erickson.

Kristen fouilla dans sa mémoire avant de dire :

— Je n'ai jamais entendu parler d'elle. On peut l'interroger ?

Murphy grimaça.

— Si l'on arrive à la retrouver. Sa famille a déménagé peu après le dépôt de plainte. J'ai parlé à leurs anciens voisins. Ils m'ont confié que June avait eu des problèmes à l'école, après avoir dénoncé Jenkins. Apparemment, il était populaire auprès des autres élèves, à l'époque. J'ai établi une liste de gens portant le même nom que ses parents, et je vais tenter de les retrouver. Je vous tiendrai au courant.

— Bon, nous savons maintenant dans quelle direction aller, conclut Spinnelli. Abe et Mia, à vous de retrouver Genny O'Reilly. Murphy, occupez-vous de découvrir où habite June Erickson. Et vous, Kristen, essayez de joindre Paul Worth, mais ne quittez pas ce bâtiment toute seule. Si quelqu'un dépose devant chez vous un colis concernant le juge Hillman, l'agent en faction nous le fera savoir.

— Et vous, Marc, qu'allez-vous faire ? demanda Abe.

— Moi, il faut que je m'occupe des politiciens et des journalistes qui veulent nous apprendre notre métier...

Kristen leur remit à chacun un exemplaire de sa dernière liste.

— Voici la liste des procès jugés par Hillman, avec les noms des accusés et des avocats. S'il y a vraiment un rapport avec les crimes actuels, l'un de ces types sera la prochaine victime.

 

 

Jeudi 26 février, 9 h 30

 

Spectateur assidu de la série Columbo,le père Ted Delaney, curé de l'église du Sacré-Coeur, aimait à s'imaginer en détective. C'est ainsi que, lorsque Abe lui apprit la raison de leur visite, le vieux prêtre se prêta au jeu avec un enthousiasme qui fit sourire les deux policiers.

— Je n'étais pas encore curé, à l'époque, raconta-t-il en ajustant ses lunettes sur son nez. Je ne suis arrivé dans cette paroisse qu'en 1965. Le père Reed était le prédécesseur de mon prédécesseur. Il était déjà bien âgé, en 1943. Je crois qu'il est mort avant la fin de la guerre.

— Nous n'espérions évidemment pas retrouver le prêtre qui les a mariés, répondit Abe d'un ton patient. Mais vous souvenez-vous d'une famille de paroissiens du nom de Barnett ? Nous cherchons le dénommé Colin Barnett, qui a épousé Genny O'Reilly.

— Ce nom ne me dit rien. Mais, en ce temps-là, la paroisse comptait beaucoup plus de fidèles que de nos jours...

Il leva les yeux par-dessus ses montures métalliques d'un air un peu accablé, et ajouta :

— Les gens ne fréquentent plus autant les églises que par le passé.

Abe, qui se sentait visé, faillit baisser les yeux.

— Oui, mon père, dit-il, c'est bien vrai. Mais vous pourriez jeter un œil dans le registre des baptêmes, pour vérifier si leur enfant a été baptisé dans cette paroisse. Il a dû naître aux alentours de mars 1944.

Delaney s'empara d'un gros volume relié posé sur une étagère et se mit à le feuilleter lentement, de ses doigts épais et déformés par la vieillesse. Quelques instants plus tard, il leva la tête.

— Ils ont eu un fils. Il a été baptisé au moment de sa naissance. Robert Henry Barnett, le 2 mars 1944.

On avance, se dit Abe.

— Ont-ils eu d'autres enfants, mon père ? demanda-t-il.

— Si voulez bien patienter un instant, je vais vérifier.

Un long moment plus tard, les vieux doigts de Delaney s'immobilisèrent sur une autre page du registre.

— Une fille... Baptisée Iris Anne, le 12 mai 1946.

Puis il se remit à feuilleter le registre, et une éternité sembla s'écouler avant qu'il ne dise :

— Un autre fils... Colin Patrick, le 30 septembre 1949.

— Serait-il possible que Genny soit encore en vie ? lança Mia.

— Elle serait vraiment très âgée, si c'était le cas, répondit Delaney. Les registres des décès se trouvent dans une autre pièce. Attendez-moi ici, je vais aller vérifier.

Lorsqu'il fut sorti de la pièce, Abe se tourna vers Mia.

— Ils n'ont pas baptisé leur aîné du nom de Colin, comme le voulait la tradition, à l'époque, murmura Abe.

Mia haussa les sourcils.

— Un bébé né après sept mois de mariage, dit-elle. C'est cousu de fil blanc... Je me demande si Colin, le père, a épousé Genny en connaissance de cause, ou s'il a été surpris par la naissance de cet enfant, avec deux mois d'avance...

— Genny a baptisé son fils aîné Robert Henry.

— Or Hank est le diminutif de Henry...

Abe hocha la tête.

— Soit Colin n'était pas rancunier, soit Genny lui a fait le coup en douce : elle a donné à son fils le prénom de son père biologique.

— Espérons qu'au moins l'un des enfants Barnett vive encore à Chicago.

— Quand le curé nous aura dit ce qui figure dans le registre des décès, nous nous renseignerons là-dessus.

 

 

Jeudi 26 février, 10 h 30

 

Kristen raccrocha, déçue par son incapacité à retrouver les dernières victimes figurant sur sa liste. Certains avaient déménagé, d'autres semblaient tout bonnement s'être évaporés.

Spinnelli s'approcha d'elle.

— J'attendais que vous ayez raccroché, dit-il d'un ton lugubre.

— Que s'est-il passé ?

Il lui tendit la liste qu'elle lui avait remise plus tôt dans la matinée. L'un des noms était cerclé de rouge.

— Gerald Simpson n'est pas venu au tribunal, ce matin...

Kristen se pinça les lèvres. Simpson était un avocat réputé pour son efficacité. Dans son esprit, tous les criminels méritaient d'être libérés, et les procureurs étaient des mégalomanes vindicatifs, qui ne cherchaient à obtenir des condamnations que pour hâter leur promotion. Il plaidait brillamment, mais sans trop se soucier des victimes.

— Supposons que ce soit lui, la nouvelle victime, répondit-elle en réfléchissant à voix haute. Si l'on continue de penser que le tueur en veut personnellement à Hillman, cela restreint notre champ d'investigation. Je n'ai affronté Simpson que six fois, lorsque c'était Hillman qui présidait le tribunal. Ne faudrait-il pas surveiller les six ex-accusés de ces procès ?

— J'en ai déjà donné l'ordre. Nous avons lancé un avis de recherche pour retrouver la voiture de Simpson. Je vais aller interroger sa femme, puisque Mia et Abe sont sur le terrain. Mme Simpson m'apprendra peut-être quelque chose d'intéressant.

— Quant à moi, je vais téléphoner aux six plaignantes.

Spinnelli se passa la main dans les cheveux.

— Vous n'avez pas réussi à localiser Paul Worth, le fils de Henry Worth ? s'enquit-il.

— Les gens des archives s'en occupent. Ils doivent m'appeler dès qu'ils ont trouvé quelque chose.

 

 

Jeudi 26 février, 14 h 30

 

Il n'y avait plus personne du nom de Barnett, dans la paroisse du Sacré-Cœur, mais le père Delaney leur avait remis une liste des paroissiens résidant là depuis longtemps. Viola Keene y avait, quant à elle, vécu toute sa vie. La désaffection des pratiquants semblait l'avoir quelque peu aigrie.

— Bien sûr que je m'en souviens, des Barnett, déclara-t-elle. Pourquoi me demandez-vous ça ?

Elle jeta un regard désapprobateur aux chaussures des deux policiers.

— Je viens de passer la serpillière, maugréa-t-elle. Pouvez-vous vous essuyer les pieds ?

— Excusez-nous, madame, dit Abe.

Il obtempéra avec zèle, aussitôt imité par Mia.

— La neige est en train de fondre, dehors, ajouta-t-il.

— Oui, fit Viola avec une pointe d'irritation dans la voix. Ça sent le dégel...

Elle n'était pas aussi âgée qu'elle le paraissait. Elle avait à peine soixante ans, en fait. Mais son air morose la vieillissait. Et sa coiffure austère, comme ses vêtements noirs, ne la rajeunissaient pas.

— Espérons-le, lança Mia. Cet hiver est interminable.

— Bon, alors, que voulez-vous savoir ? demanda sèchement Viola. J'ai un magasin à tenir, moi... Je n'ai pas que ça à faire.

Elle possédait une petite boutique de chapeaux, mais il était clair qu'ils ne risquaient guère d'être dérangés. La couche de poussière qui recouvrait les couvre-chefs mis à la vente indiquait que les clients étaient rares.

— Comment avez-vous connu la famille Barnett ? demanda Abe.

— Je suis allée dans la même école qu'Iris Anne. Quelle idiote, celle-là...

Ils se penchèrent au-dessus du long comptoir derrière lequel se tenait Mlle Keene, courbée sur une pelote de rubans.

— Pourquoi dites-vous ça, madame ? s'enquit Mia.

— Elle ne pensait qu'aux garçons. Et jamais à ses études... Mais son frère, c'était une tout autre affaire...

Mia se pencha un peu plus, pour regarder la vieille fille droit dans les yeux.

— Quel frère, mademoiselle Keene ?

Viola lui jeta un regard outragé.

— L'aîné, bien sûr, répondit-elle. Robert travaillait dur, à l'école. Il aidait son père à tenir le magasin, comme devrait le faire tout bon fils.

Tout à coup, ses traits s'adoucirent, et elle eut l'air d'avoir dix ans de moins.

— Il s'occupait bien d'Iris, poursuivit-elle. Et de l'autre, là...

Elle se renfrogna de nouveau.

— Le plus jeune, reprit-elle.

Elle s'interrompit, fouillant dans sa mémoire.

— Colin, dit-elle enfin. Celui-là, c'était un enfant gâté. Il avait toujours des ennuis, et se bagarrait continuellement avec les autres gamins du quartier.

Elle renifla avant d'ajouter :

— Mais il a eu ce qu'il cherchait.

Mia consulta Abe du regard, avant de se tourner de nouveau vers Viola.

— Comment ça ? demanda-t-elle d'un ton prudent.

— Colin a voulu se battre avec plus fort que lui...

Viola se mit à tripoter la pelote de rubans.

— Et il s'est fait casser la figure. Il a été à l'hôpital. Ça a fait du bruit, dans le quartier.

— Et ensuite ?

— Colin est mort.

Mia cligna des yeux.

— Mince ! Je comprends que ça ait fait du bruit, dans le quartier !

Viola tira sur l'un des rubans de sa pelote.

— L'autre garçon avait un couteau dans sa botte. Colin ne s'en était pas aperçu, avant de lui chercher querelle.

Abe s'efforça de dissimuler la surprise que lui causait le ton froid avec lequel la chapelière évoquait ce drame.

— Et Robert, qu'est-il devenu ?

Une nouvelle fois, le visage de Viola s'adoucit, et Abe y lut de la nostalgie.

— Sa vie est devenue un enfer après la mort de son frère, dit-elle. Son père le maltraitait encore plus qu'avant. Finalement, il a quitté le domicile familial. Iris Anne en a eu le cœur brisé.

Viola aussi, apparemment, songea Abe.

— Qu'entendez-vous par « son père le maltraitait encore plus » ? Il le battait ? demanda-t-il.

Viola leva vers lui un œil plein de colère.

— M. Barnett était très sévère avec Robert. Il laissait Iris et Colin faire tout ce qu'ils voulaient, mais Robert, lui, était obligé de travailler dur. A la moindre incartade, son père le corrigeait avec une cravache. Mais, comme je viens de vous le dire, il a fini par s'en aller. Et je ne l'ai plus jamais revu...

— Mademoiselle Keene, dit doucement Mia, qu'est-il arrivé au garçon qui a tué Colin ?

Viola baissa les yeux vers la pelote.

— Il est allé en prison, répondit-elle. Dans une maison de correction, plus exactement. Mais, quand il en est sorti, il s'est bagarré dans un café et il a été poignardé. Il a fini exactement comme Colin.

Elle souleva la pelote, comme pour l'examiner à la lumière du plafonnier.

— Puni par où il a péché... Justice est faite, n'est-ce pas ? C'est ce que les journalistes ont écrit à l'époque, en loin cas. On n'a jamais arrêté le coupable. La plupart des gens pensaient qu'il avait dû se faire des ennemis, dans sa maison de correction. Mais, Iris et moi, on se demandait si Robert n'était pas revenu dans le quartier pour venger son frère...

Elle soupira avant d'ajouter :

— Bien sûr, ce n'était là que rêveries d'adolescentes. J'ai cru aussi le revoir, un jour, quelques années plus tard, mais ce n'était pas lui.

— Où ça ?

— A un enterrement. Ses parents et Iris ont trouvé la mort dans un accident de voiture.

— C'est triste, murmura Mia.

Viola haussa les épaules.

— C'était il y a près de vingt-cinq ans. C'est de l'histoire ancienne, tout ça.

Puis la chapelière renfrognée les étonna tous deux, en gratifiant Mia d'un large sourire.

— Mais je vous remercie quand même de compatir, poursuivit-elle. C'était ma meilleure amie...

— Qu'est-ce qui s'est passé exactement quand vous avez cru le reconnaître, mademoiselle Keene ? demanda Abe.

— Je lui ai dit bonjour, de loin, mais il ne m'a pas répondu. Le Robert que j'avais connu dans l'adolescence n'aurait jamais été aussi impoli.

— Une autre question, mademoiselle Keene, dit Mia. Et puis on vous laissera tranquille. Avez-vous des photos de Robert ?

— Alors, là, vous me prenez au dépourvu. J'ai dû garder un ou deux albums datant du lycée, mais je ne sais pas du tout où j'ai pu les ranger...

Mia lui tendit sa carte de visite.

— Nous avons absolument besoin d'une photo de lui, dit-elle. Sur cette carte, il y a mon nom et mon numéro de portable. Si vous retrouvez ces albums, pouvez-vous m'appeler ?

 

 

Jeudi 26 février, 15 heures

 

— M. Conti va vous recevoir.

Zoe était nerveuse. A présent qu'elle était là, elle se demandait si cette demande d'interview était bien judicieuse. Surtout que les sbires du riche industriel avaient interdit à Scott de l'accompagner. Ils l'avaient même empêché de conduire sa collègue au rendez-vous avec le monospace de la chaîne. Elle suivit le majordome, vêtu d'un costume anthracite, d'une impeccable chemise blanche et d'une cravate de soie noire.

On se croirait chez Al Capone, songea-t-elle en se félicitant d'avoir prévenu ses collègues qu'elle se rendait chez Conti.

— Mademoiselle Richardson, annonça le majordome, tout en faisant signe à Zoe d'entrer dans le bureau personnel de Jacob Conti.

Ce dernier était assis derrière son bureau et la fixait de ses yeux mi-clos. Drake Edwards se tenait debout, à sa droite. Edwards s'efforçait d'avoir l'air décontracté, mais il dégageait une telle impression de puissance qu'il lui était impossible de paraître nonchalant. Elle l'observa un instant, fascinée par la lueur animale qui brillait dans ses yeux, avant de se tourner vers Jacob Conti.

— Merci de me recevoir, dit-elle. Toutes mes condoléances pour la perte de votre fils.

Conti resta silencieux, et Edwards lui désigna l'unique fauteuil de la pièce, face au bureau.

— Asseyez-vous, mademoiselle Richardson, fit Edwards d'un ton doucereux. Mettez-vous à l'aise.

Il y avait une intonation sinistre dans sa voix, mais Zoe refusa de se laisser intimider. Elle prit place, prenant garde à ne montrer de ses jambes que le strict minimum.

— Je souhaite réaliser un entretien avec vous, expliqua-t-elle.

Edwards haussa un sourcil.

— Pourquoi M. Conti serait-il intéressé par une interview ? demanda-t-il.

— Il y a eu plusieurs agressions visant Kristen Mayhew et ses proches, cette semaine, répondit Zoe.

Le visage de Conti demeura impassible, tandis qu'Edwards prit un air amusé.

— Et en quoi cela nous regarde-t-il ? lança-t-il d'un ton presque moqueur.

— Il y a des rumeurs qui courent à votre sujet, monsieur Conti. La police est venue chez vous, ce matin...

— Les policiers n'ont absolument pas parlé de ces rumeurs, mademoiselle Richardson, répliqua Edwards. Votre « source » a dû vous... tromper, conclut-il d'un ton plein de sous-entendus, avant de la déshabiller du regard.

Zoe ne se démonta pas et se tourna vers Conti, qui n'avait toujours pas prononcé un mot.

— Je voudrais vous donner l'occasion de réfuter publiquement ces allégations, dit-elle en y mettant le plus de sincérité possible, tout en tâchant d'ignorer le regard concupiscent d'Edwards.

Conti garda le silence. Son expression était restée figée, depuis que Zoe était entrée dans la pièce. Sans le léger mouvement de sa poitrine, on aurait pu croire qu'il était mort.

Mais il était bien vivant.

Et dangereux.

Elle se leva.

— Si vous changez d'avis, n'hésitez pas à m'appeler.

Elle posa une carte de visite sur le bureau et ajouta :

— Une fois de plus, toutes mes condoléances...

Elle avait atteint la porte lorsque Conti se décida à parler :

— Mademoiselle Richardson, sachez que je vous tiens pour responsable de la mort de mon fils, autant que son assassin et que Mlle Mayhew.

Incapable de maîtriser un frisson, elle se tourna vers lui.

— C'est une menace, monsieur Conti ? demanda-t-elle d'une voix mal assurée.

— Qu'est-ce qui vous fait croire ça ? répliqua Conti en lui souriant de façon sinistre.

Et Zoe connut alors le goût qu'avait la peur.

— Fichez-moi le camp, maintenant, poursuivit Conti, avant que je vous fasse jeter dehors par mon service d'ordre.

Elle obéit et sortit de la pièce d'un pas chancelant.

Edwards la raccompagna jusqu'à l'entrée de la demeure et lui ouvrit la porte. Il avait la carte de visite de Zoe à la main. D'un geste leste, il la fît glisser dans son décolleté, entre ses deux seins.

— Nous sommes bien informés, mademoiselle Richardson. Nous savons très bien comment vous joindre, si nécessaire.

Les jambes chancelantes, elle parvint tant bien que mal à démarrer sa voiture, et ne reprit son souffle que lorsqu'elle eut franchi le lourd portail de la demeure. Après avoir roulé quelques minutes, elle sentit se dissiper la nausée, remplacée par la colère.

Elle avait perdu tous ses moyens, face à ces sinistres personnages. Il fallait qu'elle reprenne le dessus.

 

 

Jacob ne daigna pas lever les yeux des documents étalés sur son bureau, lorsque Drake revint dans la pièce.

— Tue-la, murmura-t-il d'un ton morne.

 

 

Jeudi 26 février, 17 heures

 

Kristen éclata de rire lorsqu'un affreux chapeau atterrit sur le bureau derrière lequel elle était assise. Elle leva la tête et vit Mia qui souriait.

— C'est quoi, ça ? demanda Kristen.

— Un cadeau pour vous.

Abe surgit derrière Mia, un sourire narquois sur les lèvres.

— Mia s'est liée d'amitié avec une chapelière, expliqua-t-il.

Mia s'assit derrière son bureau et soupira.

— J'ai eu pitié d'elle, toute seule dans cette boutique, sans jamais voir un client..., expliqua-t-elle.

— Elle est toute seule parce qu'elle est grincheuse et acariâtre, c'est tout, répliqua Abe.

Il tira une chaise vers lui et y prit place à califourchon, en face de Kristen. En le voyant ainsi, Kristen se souvint subitement de leurs tendres ébats. Elle ne put s'empêcher de tendre la main vers lui, se ravisa, et serra le poing avant de poser les yeux sur le chapeau hideux.

— Acariâtre, sauf avec vous, Mia, ajouta-t-il d'un ton taquin. Vous parvenez à charmer tous ceux que vous rencontrez, semble-t-il.

Mia fit une grimace.

— Taisez-vous donc ! Vous voulez que je lui annonce la nouvelle, ou vous préférez la lui livrer vous-même ?

Abe eut un geste nonchalant.

— Faites donc.

Kristen écouta attentivement Mia, tandis que celle-ci lui relatait leur conversation avec Viola Keene.

— Robert a donc commencé jeune, conclut-elle. Enfin, si c'est bien lui qui est revenu venger son frère.

— Il aurait été un justicier bien précoce, en effet, dit Mia. Une sorte de boy-scout meurtrier.

Kristen secoua la tête en souriant.

— Mia, vous êtes incorrigible... Bon, qu'en pensez-vous ? Ce Robert Barnett peut-il être le tueur ? Son nom ne figure pas sur la liste, mais...

Abe hocha la tête.

— Selon moi, c'est fort possible, dit-il. Le problème, c'est qu'on se heurte à un mur. Nos recherches n'ont rien donné. Impossible de le localiser. Et toi, tu as avancé, de ton côté ?

— J'ai appelé toutes les plaignantes des procès où figuraient à la fois Hillman et Simpson. Aucune ne semble avoir subi de nouveau traumatisme récemment. En revanche, deux d'entre elles m'ont invitée à un dîner, organisé en l'honneur du justicier… Une autre a proposé qu'on lui attribue le prix Nobel de la paix. Il y en a trois que je ne suis pas parvenue à joindre. Je réessaierai demain. Et j'ai réussi à localiser Paul Worth, le frère de Hank — et donc, probablement, l'oncle biologique de Robert Barnett.

Abe haussa un sourcil.

— Et alors ?

— Il est vivant, mais on ne peut pas lui parler. Il vit dans une maison de santé, du côté de Lincoln Park. Mais il n'a plus toute sa tête. J'ai parlé à son comptable, qui gère l'ensemble de ses biens. Paul Worth n'a pas d'enfant, ni d'autres héritiers. A sa mort, le terrain que vous avez visité deviendra propriété de l'Etat.

— Je me demande comment le tueur a pu découvrir l'existence de ce terrain..., poursuivit Abe d'un ton pensif.

— Je ne sais pas, fit Kristen. Peut-être connaissait-il les Worth ?

Elle lui tendit la feuille de papier sur laquelle elle avait griffonné quelques notes.

— J'ai demandé à la directrice de la maison de santé si l'on avait le droit de lui rendre visite. Elle m'a répondu qu'on pouvait toujours essayer de communiquer avec lui... mais je ne voulais pas y aller seule, et Spinnelli est parti.

Abe se tourna vers le bureau désert de Spinnelli.

— Où est-il ?

Kristen lâcha un soupir avant de répondre :

— Dans le bureau du maire.

Mia tressaillit.

— Mince, fit-elle.

— Il doit donner une conférence de presse à 19 heures. Il va s'en prendre plein la figure...

Ils restèrent muets un instant. Le silence fut rompu par la sonnerie du portable d'Abe, qui fit sursauter Kristen.

Elle était à cran. Elle avait passé la journée à s'inquiéter au sujet des Reagan, d'Owen et de Vincent, de sa mère. Mais il n'y avait pas eu de nouvelle agression. Elle avait également mis en garde Lois et Greg. Elle avait fait de son mieux pour protéger les gens qui lui tenaient à cœur.

Mais serait-ce suffisant ?

Abe ouvrit son téléphone.

— Reagan à l'appareil.

Ses traits se durcirent, et Kristen lui saisit le bras.

— C'est Rachel ?

Il secoua la tête, posa sa main sur celle de Kristen et la pressa brièvement.

— Non, murmura-t-il tout bas. Toute la famille va bien... Il s'agit d'autre chose.

Il se leva et s'éloigna de quelques mètres.

— Ce n'est vraiment pas le moment, marmonna-t-il dans l'émetteur. Non, je ne suis pas libre, ce soir. Ni pour dîner, ni pour boire un verre avec vous. Bon sang, Jim, dites-moi ce que vous avez à me dire, qu'on en finisse.

Jim... Le père de Debra. Pauvre Abe, songea Kristen.

— J'essaierai, dit Abe d'un ton sec avant de raccrocher.

Il resta immobile un instant, les yeux perdus dans le vide, et Kristen sentit son cœur se briser. Sans se soucier de Mia, elle se leva et lui mit la main sur l'épaule. Il se tourna lentement vers elle.

— Ils sont en ville pour le baptême. Ils veulent m'inviter à dîner.

— Pourquoi ?

Ses larges épaules frémirent.

— Je ne sais pas, répondit-il. Pour causer, m'a dit Jim, sans plus de précisions.

— Tu veux que j'y aille avec toi ?

Il eut un pâle sourire.

— Merci, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Ne m'en veux pas.

— Je ne t'en veux pas du tout.

Elle posa une joue sur l'épaule d'Abe et ajouta :

— Je m'inquiète un peu pour toi, c'est tout.

Derrière eux, Mia se racla la gorge, comme pour les mettre en garde.

— Salut, Marc, lança-t-elle d'une voix forte.

Abe et Kristen se retournèrent d'un même mouvement et firent face à Spinnelli. Pendant un instant rempli de gêne, personne ne dit rien.

— Il y aura au moins une partie de cette histoire qui finira bien, soupira Spinnelli.

Kristen lâcha l'épaule d'Abe et dit :

— Le maire n'est pas content, c'est ça ?

Spinnelli se laissa tomber dans un fauteuil.

— Qu'a-t-il dit ? Ah oui... Que nous étions nuls, que la police de Chicago était la risée du monde entier, que nous méritions d'être limogés... Je vous passe les détails. Mia, appelez Murphy. Essayez de savoir s'il a retrouvé cette fille...

Il claqua des doigts en fronçant les sourcils avant d'ajouter :

— Comment s'appelle-t-elle, déjà ?

— June Erickson, fit Mia. Je m'en occupe tout de suite.

Spinnelli remarqua tout à coup le chapeau posé sur le bureau de Kristen et s'écria :

— C'est quoi, cette horreur ?

— Du travail de proximité, dit Abe. Je vais tout vous raconter.

 

 

Jeudi 26 février, 20 h 45

 

— Ça me donne le mal de mer, ce truc, lâcha Kristen.

— Mais non, c'est super ! objecta Rachel.

Elle était assise devant l'un des téléviseurs des Reagan, dévalant une montagne en snowboard, dans un jeu vidéo particulièrement réaliste.

— Bienvenue dans mon enfer quotidien, fit Kyle d'un ton caustique.

Becca eut un petit gloussement.

Kristen se mit la main devant les yeux.

— Je ne peux plus regarder ça, je vais vomir.

— Génial ! s'écria Rachel. Je suis à la sixième place !

Elle arrêta le jeu vidéo et annonça :

— Bon, j'ai assez joué comme ça pour aujourd'hui.

— C'est un miracle que tu parviennes encore à bouger les mains et que tes yeux ne soient pas complètement brûlés par l'écran, répliqua Kyle. Tu as passé la journée à jouer à ce jeu débile.

Car elle n'avait pas été à l'école, ce jour là. Ce n'était qu'une précaution supplémentaire, avait assuré Kyle. Et Becca avait ajouté que Kristen n'y était pour rien. Mais celle-ci se sentait quand même responsable. Rachel, quant à elle, était ravie d'avoir manqué une interrogation écrite et de susciter la curiosité de ses copines.

Kristen soupira.

— Ne commencez surtout pas à vous excuser ! lui lança Kyle.

— Sinon, vous me botterez le derrière, dit celle-ci. Je sais. Abe a téléphoné ?

— Pas depuis que vous me l'avez demandé, il y a cinq minutes, répondit Becca en lui prenant doucement la main. Il s'en tirera très bien tout seul, ne vous inquiétez pas pour lui.

Elle avait dit cela machinalement, d'une voix de mère et d'épouse de flic, qui a l'habitude de prononcer des mots rassurants.

— Et puis, ce n'est qu'un dîner au restaurant, poursuivit Kyle. Le pire qu'il puisse lui arriver, c'est de se tromper de fourchette, et que Sharon le lui fasse remarquer. Elle n'a pas sa langue dans sa poche, cette bêcheuse !

Kristen le regarda avec curiosité.

— Pourquoi dites-vous ça ? s'enquit-elle.

Kyle parut soudain mal à l'aise. Becca intervint d'un air peiné :

— Debra était la femme la plus douce et la plus généreuse du monde, mais ses parents ne pensaient qu'à l'argent. A leurs yeux, Abe ne méritait pas leur fille, et Jim ne ratait jamais une occasion de le lui faire remarquer.

— Becca, la gronda gentiment Kyle, c'est du passé, tout ça. Ils ne peuvent plus le blesser, maintenant.

Le regard de Kristen passa de Kyle à Becca, mais aucun des deux ne paraissait disposé à rentrer dans les détails.

— Abe m'a parlé de la procédure qu'ils avaient engagée, pour le priver de la tutelle de Debra, dit-elle.

Kyle écarquilla les yeux.

— Il vous a parlé de ça ? s'exclama-t-il.

Becca serra les mâchoires.

— Il vous a dit, aussi, qu'ils lui reprochaient sans cesse d'être responsable de ce qui est arrivé à Debra ? demanda-t-elle.

Pauvre Abe... Pauvres Kyle et Becca, aussi, qui ont assisté aux tourments de leur fils.

— Il ne voulait pas dîner avec eux, ce soir, répondit-elle.

Becca dit en maugréant :

— Bien sûr que non !

— Alors, pourquoi y est-il allé ? lança Rachel.

Kristen cligna des yeux, interloquée. Elle avait presque oublié la présence de l'adolescente, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation.

Kyle lâcha un profond soupir.

— J'imagine qu'il y est allé pour qu'ils vident enfin leur sac, et qu'on n'en parle plus, dit-il.

— Comme ça, ils n'auront pas à le faire samedi, ce qui évitera de gâcher le baptême du bébé, ajouta Kristen.

Elle n'en éprouvait que plus de respect pour Abe. Il montrait ainsi qu'il savait prendre sur lui, par égard pour son frère et sa belle-sœur.

Le regard de Becca se remplit de larmes.

— Vous le comprenez si bien ! s'exclama-t-elle.

Kristen en eut la gorge serrée.

— C'est un type bien, fit-elle sobrement.

Kyle se racla la gorge et tendit la main vers son portefeuille, posé sur la table basse.

— Kyle, murmura Becca. Ne fais pas ça.

Kristen eut un sourire perplexe.

— Il va me donner des sous ?

— Non, il va vous montrer une photo de Debra ! intervint Rachel.

Kristen se raidit, mais il était trop tard. Kyle lui tendait déjà le cliché. Il aurait été impoli de ne pas y jeter un coup d'œil.

Elle se força donc à regarder la photo de l'épouse d'Abe. Elle vit une grande et jolie femme, au ventre gonflé par une grossesse bien avancée. Elle se tenait au côté d'un Abe qui paraissait aux anges, souriant comme s'il avait atteint le stade suprême du bonheur.

— Elle était ravissante, dit Kristen.

Et c'était vrai. Ce n'était pas une beauté de magazine, mais elle avait un regard si lumineux, si radieux... On voyait bien, sur cette photo, qu'elle était, elle aussi, au comble du bonheur.

— Cette photo a été prise deux semaines avant qu'elle ne se fasse tirer dessus, précisa Kyle d'une voix enrouée par l'émotion.

Kristen déglutit, bouleversée.

— Je croyais, poursuivit Kyle, ne plus jamais revoir cette expression sur le visage de mon fils.

Il caressa du pouce le plastique transparent qui protégeait le cliché.

— Mais je l'ai revue. Et c'est grâce à vous.

Son pouce se mit à trembler sur la photo, et Kristen n'osa pas le regarder en face.

Rachel lui tendit un mouchoir en papier.

— Tenez, mouchez-vous avant qu'on se mette tous à pleurer comme des madeleines, dit-elle d'un ton narquois.

— Tu es sûre que tu n'as que treize ans ? demanda Kristen.

— Presque quatorze, rétorqua Rachel malicieusement.

Kyle grommela, sonnant la fin de ce moment d'émotion.

— Bientôt vingt, dirait-on...

— Alors, est-ce que je peux sortir avec Trent ?

Kyle se renfrogna subitement.

— Non, répliqua-t-il d'un ton catégorique. Tu attendras d'avoir seize ans.

Rachel haussa les épaules.

— Tant pis, je tenterai ma chance une autre fois !

Kristen consulta sa montre, et Kyle grommela de nouveau.

— Si vous vous inquiétez tant que ça pour lui, pourquoi ne l'appelez-vous pas sur son portable ? demanda-t-il avec une pointe d'agacement dans la voix.

— Je ne veux pas qu'il se sente harcelé partout où il va.

Kyle eut un soupir las.

— Ah, les femmes…

— Elles sont toutes pareilles, ajouta Rachel en imitant son père.

Kristen ne put réprimer un sourire.

— Et toi, tu t'y connais mieux que personne, n'est-ce pas ? lança-t-elle à Rachel d'un ton taquin.

— Plus que vous ne le pensez ! rétorqua la gamine.

Elle prit le téléphone sans fil et le tendit à Kristen.

— Appelez-le, vous en mourez d'envie.

Gênée, Kristen saisit le téléphone et composa le numéro d'Abe. Elle fronça les sourcils et dit :

— Il a éteint son portable.

Kyle la regarda d'un œil soucieux.

— Comment ça ?

— Il a éteint son portable, répéta Kristen. Ou alors il se trouve dans un endroit qui n'a pas de réseau. Quoi qu'il en soit, il ne décroche pas.

Kyle tendit la main, l'air inquiet.

— Donnez-moi ce téléphone.